par Anne MARCHAND, Chargée de projet au Conseil Départemental des Hauts-de-Seine et secrétaire générale adjointe d’Hortis
Michel Foucault a écrit un texte en 1966 intitulé : « les espaces autres » qu’il dénomme comme des “hétérotopies”. Il détaille une liste de lieux où nos actions, nos pensées ou nos sentiments se trouvent révélés d’une autre manière et dans un autre espace de temps… Il analyse dans ce texte notamment les jardins : “comme une hétérotopie heureuse et universalisante” et les cimetières : une “hétérotopie de l’arrêt du temps, de la tristesse mais aussi du souvenir et de la mémoire”. Un lien certain existe entre le jardin et le cimetière, un lien philosophique et religieux, l’étymologie du mot jardin vient du mot « Paradis », les grandes religions mo-nothéistes et notamment chrétiennes ont des références foisonnantes. L’épisode de l’évangile racontant comment en cherchant un mort, Marie de Magdalat tombe sur Jésus vivant dans un jardin est emblématique. Le concept de cimetière paysager connait une plus grande reconnaissance actuellement dans nos sociétés.
Hétérotopie de crise
Nous gérons potentiellement dans nos services ou directions, ces deux types “d’hétérotopie”. Elles ont un lien fort qui se révèle avec cette crise. Les cimetières et les parcs sont habituellement des lieux publics ouverts quelque soit la situation et sur de grandes amplitudes horaires, mis à disposition de nos concitoyens pour leur bien-être et pour la conserva-tion de leur mémoire ou rites. Ils se trouvent aujourd’hui en partie fermés ou plutôt refermés sur eux mêmes dans une hétérotopie de crise inédite dans notre siècle. Ce rapport et ce lien fort me sont apparus à la lecture de cette information qui indiquait que la ville de New York allait créer des cimetières “provisoires” dans les parcs au moment où la pandémie devient extrême dans cette ville. Les cimetières-jardins ou paysagers sont un sujet récent dans nos métiers : souci de l’écologie, de la mise en place du 0 phyto ou de nouvelles aspirations de la société.Les ci-metières sont des lieux hors du temps, mais pas hors de la société et aujourd’hui, nous sommes obligés de changer de paradigme. Mais ce lien notamment entre cimetière, jardin et pandémie, n’est pas nouveau : nous avons oublié les anciennes épidémies et leurs conséquences. Combien de jardins publics ont été aménagés sur d’anciens cimetières de “pestiférés” ou de lazaret au 19e siècle notamment ? Par exemple au Havre avec le square Saint Roch. Dans les siècles précédents, combien de jardins ont aussi servi de lieu d’inhumation en tant de guerre ou de crise ?
Enfin, aujourd’hui, on visite des cimetières paysagers comme des lieux culturels, je pense au Père Lachaise à Paris par exemple, mais aussi aux cimetières militaires américains de Normandie ou de l’est de la France.
Nous sommes encore, pour un certain temps, dans cette hétérotopie de crise et dans ce cadre, le respect de l’humain prend le pas sur le service, on doit cela aux vivants et surtout aux morts. Faire face à cette situation de crise en aidant autant que l’on peut, en prenant soin et en réconfortant. Nous aussi, responsables d’Hortis, devons donner ce message à nos collègues (gestionnaires d’espace vert et de cimetière) qui actuellement vivent des situations pareilles. Comment le vivent-ils, comment s’organisent-ils, est-ce qu’ils arrivent à faire en sorte que cette humanité subsiste et que les familles puissent honorablement/ religieusement faire leur deuil. Ces situations laisseront des traces dans les services et dans les communes. A mon sens, on devra y réfléchir et aussi accompagner des commémorations qui suivront. C’est un sujet difficile mais très important qui justifiera de nouvelles méthodes de travail.
Hétérotopie de l’espoir
Cette crise passera, on pense tous à cela, on pense au jour où l’on aura ré-ouvert les jardins ou accueilli normalement le public de nos espaces de nature et retrouvé de la sérénité dans les cimetières.
Après cette hétérotopie de crise, comment installer et faire vivre une hétérotopie du bonheur de l’extérieur retrouvé mais aussi de l’espoir ?
Beaucoup de contributions et de réflexions sont entamées par les membre du CA. Il y a différents ressorts et de nouveaux champs d’action à explorer, c’est une superbe opportunité. Le travail sur les mécanismes physiologiques et psychologiques de sortie du confinement sera très important, à mon sens et à ce titre, l’expérience de notre colloque de Lyon sur les espaces verts et la santé pourra nous servir à différents niveaux :
• en interne : comment dans nos services et avec nos collègues nous pouvons renouer nos relations de travail mais aussi personnel, notre propre équilibre ? Comment retrouver le sens de nos actions ?
• en externe : comment reprendre le service avec nos usagers, nos concitoyens ?
• sur la situation de l’épidémie, quel apport des jardins ou des espaces de nature pour la remise en forme des personnes malades guéries, se rapprocher de la communauté des soignants pour à la fois leur permettre de récupérer eux aussi et comment on peut leur apporter du soutien dans leur mission sans fermer les jardins ?
On a tous aussi à l’esprit que cette crise est à associer aux évolutions climatiques et à la « maltraitance » de nos écosystèmes. Un gros enjeux se dessine pour que la nature dans son ensemble soit réellement considérée comme un bien commun.
A ce titre, je vous recommande la lecture des articles de Valérie Cabanès, juriste (Présidente de « Notre affaire à tous »), très active dans la presse, le travail d’Elinor Oström (prix Nobel d’économie en 2009 juste après la crise) sur le bien commun, les travaux d’universitaires comme l’historienne Valérie Chansigaud, de philosophes comme Baptiste Morizot et Rémi Beau, de l’anthropologue Damien Deville, tous travaillant sur la nature et notre rapport avec elle. Ces éminents spécialistes sont aussi disponibles pour échanger avec nous. Toutes ces réflexions sont autant de portes qui pourront s’ouvrir sur de nombreuses évolutions, mais elles montrent aussi que nous ne sommes pas seuls à vouloir agir et à peser dans le débat.
Je termine avec cet aphorisme attribué à Voltaire : “J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé”. Nous pouvons décider et nous comptons sur vos contributions